« Ce n’est pas dans notre ADN de rester les bras croisés, » affirme Stephen, membre d’Utopia depuis vingt ans. Suite à l’annonce de la fermeture prolongée des cinémas, l’équipe de l’Utopia Bordeaux a décidé de réagir avec un geste symbolique. Les 15, 16, 19 et 20 décembre, les films seront projetés dans les salles, devant un public fantôme. Mais l’échange et la chaleur humaine ne sont pas morts.
Bonjour ! Pouvez-vous vous présenter ?
Moi c’est Stephen Bonato. Je suis membre de l’équipe Utopia, nous n’avons pas d’étiquettes, nous sommes polyvalents. Cela fait vingt ans que je bosse à Utopia, quatre ans à Toulouse et bientôt seize à Bordeaux.
Dans le monde de la culture, les « stop and go » comme ça, c’est intenable.
Le 10 décembre, Mr Castex a annoncé que les cinémas ne rouvriraient pas mardi. Comprenez-vous cette annonce ?
Je la comprends, parce qu’au préalable il avait annoncé que cette réouverture au 15 décembre se ferait sous la condition de chiffres [moins de 5 000 nouveaux cas par jour, NDLR].
Dans la semaine, on voyait bien les fameux chiffres. L’objectif n’était pas atteint. Mais c’est l’annonce précédente qui nous a fait travailler, nous préparer, mettre des choses en place, communiquer... Dans le monde de la culture, les « stop and go » comme ça, c’est intenable.
Comment vous est venue l’idée de faire ces projections ?
Dans l’équipe, nous sommes tous partie prenante de l’organisation du cinéma. Ce week-end, on s’est contactés entre nous et on s’est dit « Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas se taire. »
Comme on avait tout mis en place pour la réouverture, on s’est dit « On n’a qu’à le faire. » On reste dans la loi en ne vendant pas de ticket et en ne faisant pas entrer les gens dans les salles. En ce moment même, les films sont projetés devant des salles totalement vides. C’est pour montrer l’absurdité de la situation et défendre ce qu’on pense important. On ne va pas faire ça pendant un mois et demi, mais c’est pour marquer le coup. Ce n’est pas dans notre ADN de rester les bras croisés.
Aujourd’hui, on nous empêche de parler puisque le cinéma est fermé. Bien sûr, on peut toujours communiquer via les réseaux sociaux, mais ce n’est pas pareil.
Vous avez été fermés 6 mois en tout cette année. Quel est votre ressenti ?
C’est dur ! Ça fait plus de 20 ans que je bosse dans le cinéma. Ne pas pouvoir faire ce qu’on fait tout au long de l’année, c’est démoralisant. Se retrouver un peu entre nous et essayer d’organiser des choses c’est aussi bon pour notre moral, on essaie de donner du sens à ce qu’est notre vie.
On vit de notre passion, on essaie de tenir le coup et de trouver des solutions. Au-delà de passer des films, il y a aussi le contenu qui est très important. Un film comme Un pays qui se tient sage, un documentaire sur les violences policières, c’est un truc d’actualité. On le passait avant la fermeture et on pensait le repasser en ce moment, c’est plus que jamais d’actualité. Aujourd’hui, on nous empêche de parler puisque le cinéma est fermé. Bien sûr, on peut toujours communiquer via les réseaux sociaux, mais ce n’est pas pareil.
Si on réouvre et que l’affluence n’est pas là, c’est la mort à petit feu.
Selon vous, la survie économique d’Utopia est-elle assurée ?
On reçoit des aides de l’état et de la région Nouvelle Aquitaine. Cela nous permet de tenir, comme le cinéma est fermé on dépense peu, alors on est à l’équilibre. Je pense que cet équilibre pourrait tenir 6 mois, après ce sera compliqué. Mais il reste la question de la réouverture. Si on réouvre et que l’affluence n’est pas là, c’est la mort à petit feu. Mais je n’ai pas peur. Quand on a peur c’est là qu’on commence à faire des conneries. Donc je suis optimiste et on verra quand on y sera. On a l’avantage d’avoir une certaine image, une ligne éditoriale et d’être proches de nos spectateurs. Les gens discutent avec nous, on partage, c’est ce qui nous permet de sortir du lot.
A quoi ressemble une journée au cinéma en ce moment ?
On entre dans une salle, le film est diffusé et les sièges sont vides. C’est du gâchis. Ce n’est pas vain car on reçoit du soutien, on provoque des réactions. Les gens nous appellent, partagent nos publications, nous soutiennent dans les commentaires... il y a un écho. Depuis mardi, nous recevons des visiteurs régulièrement. On discute de comment ça va, de la situation, et on le fait de toute façon par ailleurs quand les gens viennent voir des films. C’est comme quand on va voir un parent : on prend des nouvelles. « Comment vous allez, ça va, on pense à vous... » C’est des mots de réconfort qui vont dans les deux sens. Nous faisons aussi un peu de nettoyage, on profite de se retrouver entre nous. On est une équipe soudée, on se réconforte les uns les autres. Il ne manque que les spectateurs. Il y a l’affichage, la caisse est ouverte, on lance les films... C’est une manière de dire que l'on n’est pas morts.
Pourquoi exercez -vous ce métier ?
C’est une passion et si je n’ai plus le cinéma, je ne sais pas ce que je vais faire. J’y réfléchirai si ça arrive, mais pour l’instant le combat n’est pas fini et j’ai bon espoir qu’on arrive à surmonter cet obstacle. J’ai du mal à concevoir un monde sans salles de cinéma. J’adore le cinéma, j’en suis passionné depuis que je suis gamin. J’ai choisi l'Utopia pour sa ligne éditoriale, son engagement qui me paraît essentiel. On projette des films qui racontent la société et peuvent dénoncer des travers. Il y a des purs films de divertissement aussi. Mais le cinéma dans son entier, c’est plein de choses, des films de tous les pays différents... Pour la plupart de mes camarades c’est pareil, nous ne sommes pas là par hasard. On aime le cinéma et on aime l’engagement, on va dire, « militant. »
Pouvez-vous nous décrire la ligne éditoriale ?
La ligne éditoriale, c’est une programmation diverse qui essaie de montrer du cinéma de partout dans le monde. Le film est artistique, éclaire un fait de société... Il faut que le film parle. On passe les films en VO, on organise au moins 3 ou 4 soirées débat par semaine... Nous essayons de réfléchir, d’utiliser le cinéma pour essayer de faire avancer les choses.
Nous sommes plutôt dans un cinéma conscient, pas du tout dans une logique commerciale mais dans une logique artistique.
Quelle est l’essence d’Utopia ? Quelle est la différence entre un cinéma d’art et d’essais et un multiplexe ?
C’est un lieu de rencontre, un lieu pluriculturel et social. Nous n’avons pas de confiseries ni de publicités avant les films. On a expurgé toute la partie commerciale. On parle d’une œuvre artistique. C’est comme si vous rentriez dans un musée et qu’on vous disait : « Vous pouvez manger des glaces, et vous aurez de la pub avant de voir le tableau. » Je ne suis pas contre le cinéma de divertissement pur, parce qu’il en faut pour tout le monde. Mais justement, c’est là où la différence se fait. Nous sommes plutôt dans un cinéma conscient, pas du tout dans une logique commerciale mais dans une logique artistique.
Quelle est l’histoire d’Utopia ?
Les cinémas Utopia existent depuis presque 45 ans. La première salle était à Avignon. Aujourd’hui il y en a aussi à Toulouse, Montpellier, Bordeaux et en région parisienne. Nous sommes dans la même idée du cinéma. Mais on est tous indépendants, seulement liés par le nom. A l’époque où ça a été ouvert, en 1976, le nom « Utopia » c’était l’idée d’une utopie. L’utopie de montrer des films qui n’étaient pas forcément de grosses productions, les montrer en VO, sans publicités, sans pop-corn... A l’époque, c’était déjà cette idée de recentrer le cinéma sur quelque chose de plus artistique et moins marchand.
L’Utopia de Bordeaux a ouvert en septembre 1999. On s’est installés dans une ancienne église, qui n’est plus une église depuis la révolution. Ça a été une salpêtrière, une conserverie, une école de mousses, un garage... quand on l’a récupérée, c’était un parking abandonné. L’Utopia est devenu un acteur culturel important dans la ville de Bordeaux. C’est pour ça aussi qu’on a beaucoup de partenaires culturels et sociaux locaux, on est une place de choix pour eux. Pour qu’ils puissent s’exprimer et qu’ils aient une visibilité.
Le cinéma, c’est une salle dans laquelle on est avec d’autres personnes, on partage, on rit, on pleure et on discute après.
Est-ce important de s’aérer l’esprit au cinéma ? De sortir de chez soi pour voir des films ?
C’est important pour tenir. Le cinéma permet de s’évader, de voir un ailleurs, un autre pays... autre chose. C’est de la nourriture pour l’esprit, comme les livres. Il faut continuer à aller voir des concerts, à aller au musée, au cinéma, au théâtre...
Dans une société sans ça, il n’y a plus rien. On s’approche de 1984 [roman dystopique de George Orwell, NDLR]. On se lève, on va travailler, on rentre chez soi et c’est terminé. Ce qui se passe en ce moment ressemble à des scénarios de films et de bouquins, la réalité se confond avec la dystopie.
Que pensez-vous du cinéma virtuel ?
Si c’est virtuel, ça n’existe pas. Ce n’est pas du cinéma. On essaie de faire croire qu’il y a une sorte de rareté mais c’est un mélange de télé et de streaming. Le cinéma, c’est une salle dans laquelle on est avec d’autres personnes, on partage, on rit, on pleure et on discute après.
Nolwenn Tournoux 18.12.2020
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