Feather a voulu rencontrer Jean Blaise, créateur et directeur général de la SPL Le Voyage à Nantes depuis 2011. Cette figure de la politique culturelle de la ville depuis les années 1980 a su la dynamiser et la ré-enchanter pour attirer toujours plus de touristes et d’amateurs d’art. Devenue un exemple de créativité pour de nombreuses villes françaises, notamment pour Le Havre, pour laquelle Jean Blaise signait l’année passée sa 3e saison culturelle, Nantes Métropole s’est révélée à travers l’ambition et l’expertise de cet homme. Au niveau national comme international, le Voyage à Nantes est avant tout connu pour son aventure annuelle, pleine de surprises, mélangeant les publics et les genres sur laquelle nous allons nous concentrer aujourd’hui.
Le concept
Le Voyage à Nantes est à la fois une SPL (société publique locale) détenant de nombreux lieux emblématiques de la métropole nantaise (Les Machines de l’Île, le Château des Ducs de Bretagne, l’Office de Tourisme) mais aussi un parcours itinérant et permanent de plusieurs kilomètres, matérialisé par une ligne verte.
En expliquant simplement, quel est l’objectif de ce marquage ? Quel fut le point de départ de cette aventure ? Et quel fut son but premier ?
La structure Voyage à Nantes a été créée en 2010 à la suite d’un constat.
En 2007 sur demande politique, nous avons créé la manifestation « Estuaire » sur les rives de la Loire. L’idée était de faire venir des artistes internationaux tels que Buren, Kawamata ou encore Durham pour interpréter ce territoire et montrer qu’il était un ensemble. La même année, les Machines de l’Île sont sorties de terre et ont attiré beaucoup de monde tout comme le Château des Ducs de Bretagne alors rénové. À cette occasion et grâce à ces trois offres très différentes, on a vu arriver un tourisme nouveau qui n’existait pas avant. Habituellement, juillet-août à Nantes c’était le désert.
Puis, en 2009 a eu lieu la seconde édition d’Estuaire où l’on a constaté qu’effectivement ce mouvement touristique perdurait. C’est là que le maire de Nantes de l’époque : Jean-Marc Ayrault, alors que j’étais directeur du Lieu Unique m’a demandé de créer une structure rassemblant les grands lieux culturels de la ville pour continuer de développer le tourisme d’agrément. Très vite, on s‘est aperçu que si nous n’avions pas d’évènement qui se communiquait, on ne réussirait pas à imposer notre concept. Donc nous avons décidé de créer le Voyage à Nantes, qui dure de début juillet à fin août. Outre les lieux culturels que j’ai cité, on a aussi fait entrer, dans la structure, l’ancienne office de tourisme car le but était, et est toujours, de provoquer du tourisme grâce à cette créativité. On fait créer des œuvres dans l’espace public en essayant qu’elles soient les plus puissantes et vraies possible. Ensuite, on essaie de les mettre en tourisme et non le contraire sinon on perdrait notre âme et notre énergie. Une fois qu’on a repéré un territoire, un lieu, un point de vue ou un espace que l’on voudrait montrer, on cherche l’artiste susceptible de mieux répondre à l’équation posée par cette situation. On essaie de trouver la correspondance la plus fine. On invite cet artiste à venir à Nantes faire un repérage, puis il est évidemment libre de son œuvre mais sur cet espace donné.
De plus, l’offre culturelle de la ville est mise en avant et portée par des installations : design, graphisme, art. Ces dernières peuvent être éphémères ou bien pérennes. Chaque année, on laisse une ou deux œuvres qui petit à petit vont constituer une collection qui va jouer son jeu en permanence. C’est ça l’idée du Voyage à Nantes. La star, c’est la ville.
Ce qui nous intéresse aujourd’hui c’est l’aventure estivale et annuelle du « Voyage à Nantes ». Certains la qualifie de festival d’art et d’autres de déambulation. Nous touchons principalement un public bordelais alors comment définiriez-vous le Voyage à Nantes en quelques mots, pour que ce dernier soit conquis ? Et d’où vous est venu ce nom de « voyage » dans la ville ?
Quand on a créé le VAN je voulais me débarrasser définitivement du mot « office de tourisme », tant la connotation du mot « tourisme » est devenue vulgaire et parfois même repoussante à cause du tourisme de masse qui fait de nombreux dégâts. Pour moi, le voyage ce n’est pas du tourisme. C’est découvrir un espace, une ville, un paysage d’une telle façon que l’on se découvre soi-même et ceux qui voyagent avec nous. Ce n’est pas quelque chose de passif, c’est déterminé. C’est montrer comment est-ce qu’on voit une ville avec ses défauts.
En quelques mots, le Voyage à Nantes cette année aura lieu du 8 août au 27 septembre. Ce parcours passe par tous les lieux culturels de la ville qui ont des expositions nouvelles chaque année. Par exemple l’exposition sur la biscuiterie LU au Château des Ducs de Bretagne ou encore au Musée d’Arts où l’on va avoir une grande exposition sur le fond de dotation de Jean-Jacques Lebel. Au-delà de ces lieux ouverts tous les jours, il y a sur le chemin ces surprises : des œuvres qui tout à coup vous montrent l’espace, tel que le Belvédère de l’Hermitage à la Butte Ste Anne par Tadashi Kawamata, qui montre la ville à 180°. L’aventure se fait sur une vingtaine de kilomètres, et passe par des séquences très différentes : le Nantes historique, le Nantes nouveau, le petit village de Chantenay et par l’ancien village de pêcheur de Trentemoult.
En une phrase, il s’agit d’une découverte de la ville, montrée par les œuvres.
La presse qualifie cette expérience d’insolite, de surréaliste et parfois même d’étrange. Êtes-vous d’accord avec ces adjectifs et en êtes-vous fiers ?
Je suis d’accord car c’est ce que l’on recherche. On a tous envie sans cesse d’être surpris. Notre objectif est de créer des interrogations et du désir. Parfois, les œuvres ne sont pas comprises par une majorité des visiteurs, ce qui n’est pour moi, pas un problème. Car le sens de l’art est celui qu’on lui donne. Il faut réussir à faire comprendre que c’est notre interprétation à nous, spectateur, qui compte. Si on est trop sur une explication pédagogique, le plaisir risque de disparaître. Il n’empêche que devant certaines œuvres on poste des médiateurs pour pouvoir répondre aux interrogations du public non averti, qui peut se sentir provoqué, agressé ou encore moqué par des œuvres qu’il pense ne pas comprendre. Quand Leandro Erlich avait fait « Monte-meubles, l'ultime déménagement », cette échelle de déménageur qui allait dans une maison à moitié détruite en plein milieu de la place du Bouffay, c’était totalement surnaturel. Comme une intrusion dans la ville, positive ou négative. J’en ai vu certains qui faisaient semblant de ne pas voir l’œuvre. Tout à coup, on est confrontés à un autre monde que le nôtre, on craint que cela nous dépasse et c’est souvent le cas. Il n’y a pas eu de culture artistique quand on était gosses, on essaie de jouer ce rôle-là. S’il y a provocation de l’artiste, elle ne s’adresse pas particulièrement au public. Il faut savoir développer sa tolérance à l’art. On ose croire, mon équipe et moi-même, que cette continuité dans l’action en a développé une un peu particulière à Nantes.
Vous
Le Voyage à Nantes est le reflet de votre vision de la culture, et de son importance dans une ville. D’où, de quoi ou encore de qui tenez-vous cette vision ?
À travers toutes mes expériences nantaises il y avait cette question de lier urbanité et culture. La ville était out, la culture a été un des éléments importants de ce renouvellement. L’urbanisme aussi a été un élément important notamment sur l’île de Nantes. Tout cela allait ensemble et moi ce qui m’intéressait dans ce mouvement c’était : cet ensemble culturel qui n’était plus abstrait, il s’attachait à un projet concret en accompagnement de et non pas au service de. L’art n’était plus conceptuel mais comme une intrusion dans un mouvement social/réel/politique et c’est ça qui m’intéressait. Alors que, moi-même en tant qu’individu, j’adore aller dans des musées et s’il existait que l’art dans l’espace public je serais très malheureux. Aujourd’hui, la ville a acquis des réflexes, dès qu’il y a aménagement de la ville on pense souvent à l’introduction d’une dimension créative, aussi bien dans la sphère publique que privée. On réussit grâce à cette habitude à faire intervenir des artistes jusque dans le goudron, et lorsqu’on en arrive là c’est génial !
Quel est votre rapport avec les artistes ?
Mon rapport n’est pas génial, c’est-à-dire qu’il est purement professionnel. Ce n’est pas parce que l’on est un artiste que l’on est intéressant. Mais j’ai une fascination pour leur capacité à être visionnaires : à voir au-delà de ce que nous voyons. Ils jouent un rôle pour moi déterminant dans l’énergie d’un pays ou d’une ville. Ils soulèvent des questions de société : ce sont des révélateurs. Et souvent quand j’essaie d’expliquer ce que l’on fait dans les villes je dis : les artistes interprètent une question qu’on leur pose. Et ça c’est irremplaçable.
En s’intéressant à votre vie, nous voyons que vous avez un certain attachement au centre culturel pluridisciplinaire « Le Lieu Unique », comment l’expliquez-vous ?
C’est l’aventure d’une équipe, on a travaillé à une dizaine avec chacun un rôle important pour essayer de rendre possible un concept fumeux : la démocratisation culturelle. On a essayé d’être pragmatique à partir du fonctionnement d’un lieu qui tendait vers cette démocratisation culturelle. Ce fut une très belle aventure intellectuelle et réelle, avec mon ami l’architecte Patrick Bouchain. On a vu se construire ce lieu, se transformer et devenir autre chose au jour le jour. C’est comme si on était chez nous, on y passait notre vie. Ce lieu a failli être détruit et aujourd’hui il joue un rôle très important dans la ville. C’est le lieu de tous les possibles.
Vous disiez à France 3 sur l’émission artOtech il y a un an, qu’à l’adolescence, vous n’aimiez pas l’art et que vous n’étiez pas cultivé. Que pourriez-vous dire aujourd’hui, à un jeune qui ne voit pas d’intérêt dans l’art contemporain ?
C’est quelque chose qui se transmet, c’est une formation mais aussi peut être un miracle. On tombe parfois sur un ami, sur une exposition qui fait qu’on ne s’y attendait pas et que tout à coup quelque chose se passe. Ce que je lui dirais, c’est que s’il n’aime pas l’art contemporain mais qu’il aime l’art du passé, l’art du passé a été l’art contemporain à un moment donné. Cela veut bien dire que c’est une accoutumance à l’art c’est-à-dire qu’il faut être curieux. Il faut aller au-delà du mépris ou de l’incompréhension. Il faut y entrer puis petit à petit ça viendra.
Dans ce même reportage, vous vous auto-proclamiez « metteur en scène de la ville », qu’est-ce que cela représente à vos yeux ?
Alors, on me demandait d’essayer de définir ce que je fais comme je ne suis pas artiste, ni metteur en scène ou réalisateur. Peut-être qu’alors je suis metteur en scène DE villes c’est-à-dire que je fais pénétrer la créativité dans la ville parce que c’est elle qui est l’espace public, c’est là que l’on va toucher le plus grand nombre. Souvent dans cet espace on créer de la polémique mais peu importe. Ensuite, je crois aussi que cette approche de l’art dans l’espace public peut permettre de pénétrer dans les musées plus facilement. Je l’ai toujours utilisé, tout du moins à Nantes avec le Festival des Allumées dans les années 1990, avec d’une certaine façon le festival de Théâtre à St Herblain dans les années 1980 et même avec le Lieu Unique où l’on a aussi été metteurs en scène de ville (on voulait que ce soit un morceau de ville, d’une certaine façon un espace public et non pas un lieu culturel).
Par exemple, cette année on voit une polémique sur une sculpture ouvertement féministe de Elsa Sahal intitulée Fontaine qui sera sur la Place Royale. Comme cette place est un lieu incontournable, on a cherché une œuvre qui existait déjà qui pouvait venir se poser sans être trop anachronique, on a choisi celle-ci. C’est un Manneken-Pis féminin, et là ça y est la polémique sur les réseaux sociaux est en train de s’activer et c’est une très bonne chose car nous allons devoir répondre. De cette façon-là, on va pouvoir faire de la pédagogie.
Le Voyage à Nantes aujourd’hui
L’édition 2020, comme le monde de la culture dans son ensemble fut durement ébranlé par la crise que nous vivons. Heureusement pour tout le monde, le VAN n’a été que repoussé. L’édition aura lieu cette année du 8 août au 27 septembre. Y a-t-il des projets totalement annulés ou repoussés à l’année prochaine ? Quel a été l’impact du confinement sur le calendrier de production ?
Aucun projet n’a été annulé, on s’était engagés auprès des artistes et on a essayé de faire en sorte de les soutenir. Certains projets comme l’exposition qui devait avoir lieu à la Hab Galerie ont été reportés au printemps prochain et on a repoussé à cet été l’exposition « Automatic Revolution » de Martine Feipel et Jean Bechameil qui devait avoir lieu au printemps et qui était déjà quasiment en place au moment où l‘épidémie nous a empêché de continuer à travailler. De même, sur la Place Royale on avait prévu une œuvre énorme sous la forme d’une coque de bateau rouillée d'Ugo Schiavi, on l’a reporté à l’édition 2021 et on l’a remplacé par Fontaine de Elsa Sahal que l’on n’a pas eu à produire. On a dû repousser aussi les dates parce que l’on craignait que le confinement ne soit pas terminé début juillet et puis aussi parce que toutes les entreprises qui devaient produire nos œuvres se sont arrêtées, donc les œuvres ne pouvaient pas sortir dans les temps. C’est comme cela que l’on a fixé la date du 8 août.
À partir du moment où l’on a décidé de reculer d’un mois on s’est dit qu’il était intéressant aussi de repousser à la fin du mois de septembre, ce qui est une expérience pour nous. L'événement d’ouverture : la Nuit du VAN qui est très attendu, on l’a remplacé par la clôture qui aura lieu le 26 septembre. La veille, le 25, on fait la Nuit des tables de Nantes, et le 27 le dernier jour de l'événement c’est le Grand marché des producteurs de la région qui aura lieu sous les Nefs sur l'Île de Nantes. On s’est adaptés, on a cherché tous les moyens pour essayer d’éliminer et de reporter le moins possible et que ça ait quand même lieu.
Pouvons-nous savoir quel est votre coup de cœur de cette édition ?
Et bien ça va finir par être la petite pisseuse qui n’est pas accueillie comme elle devrait l’être. Parce qu’elle repose à nouveau la question de l’art, que les artistes posent et à laquelle ils s’exposent sans cesse. Elsa Sahal, c’est une revendication féministe qu’elle pose avec cette installation qui fait polémique. Donc oui cette œuvre va m’intéresser pour ce qu’elle va provoquer autour d’elle. Et en soit je la trouve agressante aussi, tout en étant amusante.
Enfin, le monde de la culture et de l’art vit aujourd’hui une crise profonde. Beaucoup d’artistes, de centres et organismes culturels ou encore de politiques réclament des aides plus massives pour ce secteur. Que pensez-vous de la politique culturelle de l’État et de son soutien durant cette crise ?
Je pense que le ministère de la culture a aidé les intermittents du spectacle en repoussant les charges de leurs droits, et chaque ville va aider ses artistes. Mais le problème de l’État aujourd’hui c’est qu’il n’a plus de créativité, il n’y a plus d’idées ni de travail de fond ou de continuité. Finalement les ministres qui ont marqué la France sont des ministres qui ont fait un travail dans le temps et qui avaient aussi une complicité forte avec le chef de l’État comme Malraux et Lang. Aujourd’hui, les ministres changent souvent, on ne sent pas le désir d’une politique culturelle qui serait en adéquation avec une situation et un temps donné. Je trouve que c’est vraiment dommage.
Pour conclure, la forte identité du Voyage à Nantes en fait un modèle à la fois national et international. La diversité des arts représentée et l’aménagement urbain font de cet événement un incontournable de l’été.
Retrouvez la programmation de ce voyage extraordinaire juste ici !
Clarisse Jaffro I 06.08.2020
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